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quant à la disposition à se sacrifier, car il était tellement épris, qu’il voulut se battre avec un diplomate — un vrai, celui-là — qui devait, disait-on, épouser la demoiselle. Si j’étais ravi, pour ma part, à la pensée de sacrifier mon amour, c’est peut-être que cela ne m’aurait guère coûté. Une seule fois, j’eus une conversation élevée avec cette demoiselle, sur la musique savante, et j’eus beau faire, ma passion s’envola la semaine suivante.


LXXVI

LES NÉKHLIOUDOF


Je voyais très souvent la famille Nékhlioudof, avec laquelle je commençais à me lier. Les dames ne sortaient jamais le soir et la princesse aimait à avoir du monde : de la jeunesse, des hommes « capables de passer une soirée sans jouer ni danser ». Il paraît que l’espèce en était rare, car je ne rencontrais presque jamais personne chez eux, bien que j’y allasse presque tous les soirs. J’étais habitué à cette famille et à ses diverses humeurs, je me rendais bien compte de leurs relations mutuelles, j’étais accoutumé à la maison et aux meubles, et, quand il n’y avait pas d’étrangers, je me sentais tout à fait à l’aise. Il faut excepter les cas où je me trouvais en tête-à-tête avec Vareneka. Je me figurais toujours qu’en sa qualité de fille laide, elle mourait d’envie que je devinsse amoureux d’elle. Cependant, même cet embarras-là commençait à passer. Vareneka était si naturelle et l’on voyait si bien qu’elle ne tenait pas plus à causer avec moi qu’avec son frère ou avec Lioubov Serguéievna, que je pris de mon côté l’habitude d’être avec elle tout simplement, comme avec une personne à qui l’on peut montrer sans honte ni danger le plaisir que vous cause sa société.