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— Il n’y a pas de tout de même, interrompit Lioubotchka en s’échauffant. Je ne t’ai pas dit, moi, que cette demoiselle dont tu étais amoureux était une rien du tout. Comment oses-tu parler ainsi de papa et d’une femme charmante ? Tu as beau être mon aîné, je te dis de te taire… C’est mal… Tais-toi !

— Est-ce qu’on ne peut pas avoir son opinion sur… ?

— Non, interrompit encore Lioubotchka. Il n’est pas permis de juger un père comme le nôtre. Mimi peut juger ; mais pas toi, le fils aîné.

— Tu ne comprends rien à rien, fit Volodia d’un ton dédaigneux. Voyons, est-ce que tu trouves bien qu’une demoiselle Épiphane vienne prendre la place de ta maman ? »

Lioubotchka se tut un instant et ses yeux se remplirent de larmes.

« Je te savais orgueilleux, dit-elle enfin ; je ne te croyais pas si méchant. »

Elle sortit.

« Attrape ! dit Volodia en faisant une mine tragi-comique. Allez donc raisonner avec des filles ! » ajouta-t-il comme s’il se reprochait de s’être oublié jusqu’à s’abaisser à discuter avec Lioubotchka.

Le lendemain matin, il faisait mauvais temps, et ni papa ni les dames n’étaient encore à prendre le thé quand j’entrai au salon. On sentait l’automne. Il était tombé pendant la nuit une pluie froide ; des restes de nuages couraient dans le ciel ; le soleil déjà haut apparaissait comme un rond clair. Il y avait du vent, il faisait humide et gris. La pluie avait formé des flaques d’eau sur la terrasse, dont la terre mouillée semblait plus noire. La porte du jardin, demeurée ouverte, battait sur ses gonds de fer. Les allées étaient boueuses. Les vieux bouleaux aux branches dépouillées, les arbustes, le gazon, les orties, les groseilliers, les sureaux, faisant voir le revers blanc de leur feuillage : tout se courbait dans le même sens sous un ouragan qui