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bras. Il se ravisa, réfléchissant sans doute que se donner le bras était une marque de tendresse et se contenta de me pousser le coude en me faisant signe de la tête de le suivre dans la grande salle.

« Tu sais, me dit-il après s’être assuré que nous étions seuls, de quel secret Lioubotchka voulait parler ? »

Il nous arrivait rarement de causer en tête-à-tête et de choses sérieuses ; aussi, dans ces cas-là, nous sentions-nous tous les deux gênés ; mais, cette fois, en réponse à l’embarras qu’il lisait sur mon visage, Volodia continua à me regarder fixement, les yeux dans les yeux, d’un air grave qui voulait dire : « Il n’y a pas de quoi se troubler. Nous sommes frères, après tout. Il s’agit, d’une affaire de famille importante et il est de notre devoir d’en causer ensemble. »

Je le compris et il poursuivit :

« Tu sais que papa se marie avec Mlle Épiphane ? »

J’inclinai la tête ; j’en avais entendu parler.

« C’est extrêmement malheureux, continua Volodia.

— Pourquoi ?

— Comment, pourquoi ? dit-il avec impatience. Il est vraiment très agréable d’avoir pour oncle cette espèce de bègue !… Et toute cette parenté ! Elle, pour le moment, on voit seulement qu’elle est bonne personne ; qui sait ce qu’elle sera plus tard ? Ça nous est bien égal, quant à nous ; mais il y a Lioubotchka, qui ira bientôt dans le monde. Ce ne sera pas très agréable avec une belle-mère pareille, qui parle abominablement le français et qui lui donnera on ne sait quelles manières ! C’est une poissarde, » conclut Volodia, évidemment très satisfait de ce mot de « poissarde ».

Cela me faisait un singulier effet d’entendre Volodia juger avec ce sang-froid le choix de papa, mais je trouvais qu’il avait raison.

« Pourquoi est-ce que papa se marie ? demandai-je.

— Dieu le sait ; c’est la bouteille à l’encre. Je sais seulement