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belle, malgré le manque d’expression de ses yeux et de son sourire : elle partageait cette absence d’expression avec tous les très beaux visages. Sa figure régulière et froide et toute sa belle personne avaient toujours l’air de vous dire : « Vous pouvez me regarder ; c’est permis. »

Malgré la vivacité de la mère et l’air indifférent de la fille, quelque chose vous disait que la première n’avait jamais aimé et n’aimerait jamais que le plaisir et le luxe, tandis que la seconde avait une de ces natures qui, lorsqu’une fois elles aiment, sacrifient leur vie entière à celui qu’elles aiment.


LXXIII

LE MARIAGE DE MON PÈRE


Mon père avait quarante-huit ans lorsqu’il se remaria avec Eudoxie Vassilevna Épiphane.

Je me figure qu’au printemps, quand il était parti pour la campagne, seul avec les filles, mon père s’était trouvé dans l’état d’esprit assez dangereux où sont généralement les joueurs lorsqu’ils s’arrêtent après avoir beaucoup gagné. Ils sont alors d’humeur libérale et disposés à être heureux. Mon père sentait qu’il lui restait encore une grosse provision de chance. Faute de la dépenser aux cartes, il pouvait l’employer à avoir des succès d’autre sorte. En outre, c’était le printemps ; il se trouvait à la tête d’une grande somme d’argent sur laquelle il n’avait pas compté, il était seul et il s’ennuyait. Je m’imagine que, causant affaires avec Iacov et venant à se rappeler et l’interminable procès avec les Épiphane, et la belle Eudoxie, qu’il n’avait pas vue depuis longtemps, il dit à Iacov : « Sais-tu, Iacov, le moyen de nous tirer de ce procès ? J’ai envie de leur abandonner tout simplement cette maudite terre. Hein ? Qu’est-ce que tu en dis ? »