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fils, au régiment, de venir sauver sa mère. Pierre faisait si bien son chemin à l’armée qu’il espérait assurer son indépendance dans un avenir prochain. En fils obéissant, il lâcha tout, donna sa démission et vint retrouver sa mère à la campagne.

Pierre était un homme pratique et à principes arrêtés. Il mit bas chevaux et voitures, supprima les réceptions, fit valoir lui-même et, à force d’expédients, sauva la propriété et rétablit les affaires. Au salon, il était petit garçon devant sa mère, lui prodiguait les petits soins et criait après les domestiques quand ils n’obéissaient pas à Anna Dmitrievna. Rentré dans son cabinet, il faisait une scène si l’on avait servi un canard sans sa permission.

La mère et la fille ne se ressemblaient pas du tout. La mère était une des femmes les plus agréables en société qu’on pût voir, aimable, toujours de bonne humeur. Tout ce qui était joli et divertissant la charmait. Elle avait même au plus haut degré une faculté qu’on ne rencontre chez les personnes âgées que lorsqu’elles sont foncièrement bonnes : la faculté de prendre plaisir à regarder la jeunesse s’amuser. Sa fille, au contraire, était sérieuse, ou plutôt indifférente et absorbée. Il n’y avait pas trace, chez elle, de l’arrogance qu’on rencontre d’ordinaire chez les beautés restées filles. Quand elle voulait être gaie, sa gaieté sonnait faux, soit qu’elle se moquât d’elle-même, de la personne à qui elle parlait, ou du monde entier ; ceci sans le vouloir. Il m’arrivait souvent de rester tout surpris et de me demander ce qu’elle voulait dire par des phrases comme celles-ci : « Oui, c’est effrayant comme je suis belle ; tout le monde est amoureux de moi. »

La mère était très active et toujours occupée. La fille ne faisait presque jamais rien. Non seulement elle n’aimait ni les petits ouvrages ni le jardinage, mais elle s’occupait trop peu de sa personne : quand il arrivait des visites, elle était toujours obligée de se sauver pour s’habiller. Lorsqu’elle rentrait en toilette au salon, elle était remarquablement