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temps présent partout et remplissant toute la vaste étendue de la campagne ; que moi-même, vermisseau infime, déjà souillé de toutes les mesquines et misérables passions humaines, mais en possession de la force immense contenue dans l’amour : il me semblait, toujours, dans ces instants, que la nature, la lune et moi, nous ne faisions qu’un.


LXXII

NOS VOISINS DE CAMPAGNE


J’avais été extrêmement étonné, le jour de notre arrivée, d’entendre papa dire de nos voisins les Épiphane que c’étaient d’excellentes gens. J’avais été encore plus étonné de le voir aller chez eux. Nous étions depuis bien des années en procès avec les Épiphane au sujet d’une terre. Étant petit, j’avais entendu nombre de fois papa se fâcher à propos de ce procès, invectiver les Épiphane et mander différentes gens qui, dans mes idées d’enfant, devaient le défendre contre eux. J’avais entendu notre intendant Iacov dire que les Épiphane étaient nos ennemis et des gens noirs[1], et je me rappelais que maman avait demandé qu’on ne prononçât même pas leur nom devant elle.

D’après ces données, je m’étais formé dans mon enfance une idée très nette et très arrêtée des Épiphane. Ils étaient pour moi les ennemis, prêts à égorger ou à étrangler non seulement papa, mais son petit garçon s’il leur tombait entre les pattes. De plus, je prenais à la lettre l’expression de gens noirs, de sorte que l’année de la mort de maman, quand je vis Eudoxie Vassilevna, dite la belle Flamande, auprès de son lit, j’eus de la peine à croire qu’elle était d’une famille de gens noirs. Il me fallut bien admettre que

  1. En Russie, on donne le nom de gens noirs aux personnes appartenant au bas peuple. (Note du trad.)