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qu’il devait en partie à la famille de ma mère et en partie à ses amitiés de jeunesse ; il en voulait en son âme à ses anciens camarades d’être arrivés à de hautes situations, tandis qu’il était toujours lieutenant de la garde en retraite.

Comme tous les anciens militaires, il ne savait pas s’habiller à la mode. En revanche, il était mis d’une façon à lui et avec goût. Il portait toujours un habit très ample et très léger, du linge magnifique, un grand col et de grandes manchettes retroussées. Du reste, avec sa grande taille, son air de vigueur, sa tête chauve et ses mouvements tranquilles et aisés, tout lui allait. Il était sensible et avait même la larme facile. Souvent, lorsqu’il lisait haut, sa voix se mettait à trembler en approchant de l’endroit pathétique, ses yeux se mouillaient et il fermait le livre avec dépit. Il aimait la musique et chantait, en s’accompagnant au piano, des romances de son ami A***, des airs tziganes et des motifs d’opéra ; mais il n’aimait pas la musique savante et disait franchement, sans se soucier de l’opinion publique, que les sonates de Beethoven l’endormaient et qu’il ne connaissait rien, en musique, qui fût au-dessus de Ne m’éveillez pas, chanté par Séménof, ou de Pas seule, chanté par la Tzigane Tanioucha.

Il était de ces gens auxquels, pour faire une bonne action, il est absolument indispensable d’avoir un public. Il n’existait d’ailleurs d’autre bien à ses yeux que ce que le public trouvait bien. Avait-il en morale des principes quelconques ? Dieu seul le sait ; mais sa vie avait été si remplie d’entraînements en tous genres qu’il ne devait pas avoir eu le temps d’avoir des principes ; d’ailleurs il était trop heureux pour en voir la nécessité.

En avançant en âge, il se forma des opinions arrêtées et des règles fixes, mais uniquement à un point de vue pratique : tout ce qui lui procurait plaisir et bonheur était bien, et c’était ainsi qu’il fallait toujours faire à l’avenir. Il contait d’une manière charmante, et je crois que ce