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située à une demi-verste de la maison. Ensuite je me couchais dans l’herbe, à l’abri du soleil, et je lisais. De temps à autre, mes yeux quittaient le livre pour contempler le ruisseau, qui prenait à l’ombre des teintes lilas et que le vent du matin commençait à rider, ou un champ d’orge jaunissante, ou la rive opposée, ou la lumière dorée du soleil encore bas, descendant le long des troncs blancs des bouleaux à mesure que le soleil montait sur l’horizon, ou les bouleaux se cachant les uns derrière les autres jusqu’à la limite où ils se confondaient dans le lointain avec la vraie forêt ; et je sentais au dedans de moi cette même fraîcheur, cette même jeunesse et intensité de vie qui respiraient autour de moi dans toute la nature.

Souvent, lorsque des nuages gris couvraient le ciel matinal et que j’avais froid après mon bain, je m’en allais à travers champs et à travers bois, me mouillant les pieds avec délices dans la rosée fraîche. Je rêvais alors aux héros du dernier roman lu et je me figurais que j’étais colonel, ou ministre, ou une sorte d’hercule, ou un homme à grandes passions, et toujours je regardais autour de moi, avec une certaine palpitation, dans l’espoir de la découvrir dans un champ ou derrière un arbre. Quand il m’arrivait, dans ces promenades, de rencontrer, des paysans et des paysannes au travail, bien que le bas peuple n’existât pas pour moi, j’éprouvais invariablement, sans m’en rendre compte, un violent embarras, et je tâchais de ne pas être aperçu.

Souvent, quand il commençait à faire chaud et que les dames de la maison n’étaient pas encore à prendre le thé, j’allais au potager ou dans le jardin manger des fruits. C’était un de mes grands plaisirs. J’allais dans le verger de pommiers et je m’installais au beau milieu d’un massif de grands framboisiers, épais et plein de mauvaises herbes. Au-dessus de ma tête était le ciel lumineux et chaud, tout à l’entour la verdure pâle des framboisiers, emmêlés dans les mauvaises herbes. Une ortie d’un vert sombre