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neuf dixièmes du genre humain, ni le défaut d’attention pour toutes les belles choses accomplies en dehors du cercle étroit du « comme il faut ». Le grand mal fut la conviction que d’être « comme il faut » constituait une situation dans le monde ; qu’un homme n’a pas besoin de se donner la peine d’être fonctionnaire, ou carrossier, ou soldat, ou savant, du moment qu’il est « comme il faut » ; qu’étant « comme il faut », il a par cela même rempli sa mission sur la terre et est même supérieur à la grande majorité des hommes.

Il arrive d’ordinaire un âge où le jeune homme, après beaucoup d’erreurs et d’entraînements, sent la nécessité de prendre une part active à la vie sociale, choisit une branche quelconque du travail et s’y consacre. Avec l’homme « comme il faut », cela arrive rarement. Je connais beaucoup, beaucoup d’hommes âgés, orgueilleux, pleins de confiance en eux-mêmes, tranchants dans leurs jugements, qui, à cette question, si on la leur pose dans l’autre monde : « Qui es-tu ? qu’as-tu fait là-bas ? » ne pourront répondre que ceci : « Je fus un homme très comme il faut. »

Ce sort m’attendait.


LXXI

JEUNESSE


Pendant cet été, bien que mille pensées confuses s’agitassent dans ma tête, je fus jeune, innocent, libre et, par conséquent, presque heureux.

Assez souvent, je me levais de bonne heure (je couchais dans la galerie, en plein air, et les rayons éclatants du soleil levant me réveillaient). Je m’habillais vivement, je prenais une serviette et un roman français et j’allais me baigner dans le ruisseau, à l’ombre de la boulassière