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donné beaucoup de peine, malgré mon horreur pour les choses pratiques. Chez les autres, tout était bien, sans qu’ils se donnassent de peine, et comme naturellement.

Je me rappelle qu’un jour, après m’être donné inutilement une peine énorme pour mes ongles, je demandai à Doubkof, qui les avait remarquablement beaux, s’ils étaient comme cela depuis longtemps et ce qu’il leur faisait. Doubkof me répondit : « Du plus loin que je me souvienne, je ne leur ai jamais rien fait, et je ne conçois pas que les ongles puissent être autrement chez un homme comme il faut. » Cette réponse me blessa au vif. J’ignorais encore qu’une des principales conditions du « comme il faut » est de cacher la peine qu’il vous donne.

Le « comme il faut » n’était pas seulement pour moi un mérite de premier ordre, une qualité remarquable, une perfection à laquelle j’ambitionnais d’atteindre ; il était aussi la condition indispensable de la vie, sans laquelle il ne pouvait y avoir sur la terre ni bonheur, ni gloire, ni rien de bon. Je n’aurais pas eu de considération pour l’artiste célèbre, le savant ou l’homme bienfaisant qui n’auraient pas été « comme il faut ». Je ne faisais pas de comparaison entre eux et l’homme « comme il faut » : je mettais celui-ci bien au-dessus ; il les laissait peindre, composer, écrire, faire du bien, il leur donnait même des éloges — pourquoi ne pas louer ce qui est bien n’importe où on le rencontre ? — mais il était à un autre niveau ; il était « comme il faut », eux ne l’étaient pas — et c’est tout dire. Je crois vraiment que si j’avais eu un frère ou des parents « pas comme il faut », j’aurais dit que c’était un malheur, mais qu’il ne pouvait rien y avoir de commun entre eux et moi.

Le plus grand mal que me fit cette idée ne fut ni la perte d’un temps précieux, absorbé, à l’exclusion des choses sérieuses, par le souci incessant de ne manquer à aucune des règles, si difficiles pour moi, du « comme il faut », ni la haine et le mépris que j’éprouvais pour les