Page:Tolstoï - Souvenirs.djvu/273

Cette page a été validée par deux contributeurs.

comme nous, puisque tu ne sais pas ? » lui demandais-je en pensée avec une raillerie amère. La seconde condition du « comme il faut » était d’avoir les ongles longs, propres et soignés ; la troisième, de savoir saluer, danser et causer ; la quatrième, très importante, d’être indifférent à tout et de donner continuellement les marques d’un ennui dédaigneux et de bon ton. Il y avait de plus certains caractères généraux d’après lesquels je classais un homme sans lui avoir jamais parlé. Le plus important, après l’ameublement, les gants, l’écriture et l’équipage, c’était les pieds. La manière dont le pantalon se comportait vis-à-vis des bottes classait un homme à mes yeux. Des bottes sans talons, à bouts carrés, et des bas de pantalons étroits, sans sous-pieds, indiquaient le peuple. Des bottes à bouts arrondis et à talons, avec des bas de pantalons étroits et des sous-pieds, dénotaient un homme « mauvais genre » ; de même un bas de pantalon large pendant sur le pied comme un baldaquin ; etc.

Il est bizarre que cette idée se soit emparée justement de moi, qui avais si peu de dispositions pour le « comme il faut ». C’est peut-être précisément à cause de la peine inouïe que j’avais à devenir « comme il faut » que j’y attachais tant de prix. Quand je pense combien j’y ai perdu de temps, à cet âge précieux de seize ans, le meilleur de la vie, cela me semble étrange. Tous ceux que je cherchais à imiter, Volodia, Doubkof, la plupart de mes connaissances, il semblait que ce fût pour eux la chose du monde la plus facile. Je les considérais avec envie et je m’exerçais en cachette à parler français, à saluer sans regarder la personne qu’on salue, à causer, à danser, à être indifférent à tout et à m’ennuyer, à m’arranger les ongles, autour desquels je taillais ma peau avec mes ciseaux : j’avais beau faire, je sentais combien il m’en coûterait encore avant d’atteindre le but. Je n’ai jamais su arranger ma chambre, mon bureau, mon équipage, d’une façon « comme il faut », et pourtant je me suis