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mes sourcils et y mis le feu. La poudre ne prit pas, néanmoins je ressemblais assez à un homme qui s’est brûlé les sourcils pour que personne ne soupçonnât ma fraude. J’avais déjà oublié l’homme passionné quand mes sourcils repoussèrent ; ils étaient en effet beaucoup plus épais.


LXX

LE « COMME IL FAUT »


J’ai déjà fait allusion plusieurs fois, au cours de mon récit, à l’idée représentée par le titre de ce chapitre, et je sens maintenant qu’il est indispensable de lui consacrer un chapitre spécial. En effet, de toutes les idées développées en moi par l’éducation et la société, celle-là fut une des plus fausses et des plus pernicieuses.

L’espèce humaine peut subir bien des classifications différentes. On peut la diviser en riches et en pauvres, en bons et en méchants, en militaires et en civils, en intelligents et en bêtes, etc., etc. Mais, dans tous les cas, chacun de nous a sa subdivision favorite, dans laquelle il inscrit machinalement chaque nouveau visage. À l’époque dont je parle, je partageais tout le monde en gens « comme il faut » et « comme il ne faut pas ». Ces derniers se subdivisaient eux-mêmes en gens proprement « pas comme il faut » et en bas peuple. J’avais de la considération pour les gens « comme il faut » et je les jugeais dignes d’être avec moi sur un pied d’égalité. J’affectais de mépriser ceux de la seconde catégorie ; au fond, je les haïssais ; je me sentais personnellement offensé par eux. Ceux de la troisième catégorie n’existaient pas pour moi ; je les méprisais absolument. Mon « comme il faut » consistait avant tout à bien parler français, avec un bon accent. Dès que j’entendais quelqu’un parler français avec un mauvais accent, je le prenais à l’instant en haine. « Pourquoi veux-tu parler