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fantastiques, les caractères tout d’une pièce : les bons tout à fait bons, les méchants, tout à fait méchants — juste comme je me représentais les gens dans ma première jeunesse. J’étais ravi de trouver tout cela exprimé en français, ce qui me permettait d’emmagasiner dans ma mémoire les nobles paroles de ces nobles héros, pour m’en servir moi-même dans une noble occasion. Avec le secours des romans, combien de phrases françaises n’ai-je pas composées à l’intention de Kolpikof, qui m’avait traité de mal élevé, et à l’intention d’elle, pour le jour où je la rencontrerais enfin et lui déclarerais mon amour ! Quand ils m’entendraient, ils seraient tous perdus. Grâce aux romans, je me forgeais même un nouvel idéal moral, que j’aurais voulu atteindre. J’ambitionnais d’être noble dans toutes mes actions ; je prends ici le mot noble dans le sens où le prennent les Allemands lorsqu’ils disent nobel au lieu de se servir d’ehrlich. Par-dessus tout, je rêvais d’être un homme à grandes passions et une fleur de comme il faut ; ce dernier rêve datait déjà de loin. Je m’efforçais de ressembler d’extérieur et d’habitudes aux héros possédant ces divers mérites. Je me rappelle que, dans un des innombrables romans que je dévorai pendant le courant de cet été, il y avait un héros extraordinairement passionné et ayant de gros sourcils. J’avais une telle envie de lui ressembler extérieurement (moralement, je me sentais exactement semblable à lui), que j’eus l’idée, en regardant mes sourcils dans la glace, de les couper pour les faire épaissir. Il arriva qu’une fois à l’œuvre, je les coupai plus courts à un endroit qu’à l’autre. Il fallut égaliser, tant et si bien qu’à ma grande horreur je me vis dans la glace tout à fait sans sourcils, par conséquent très laid. Je me consolai en songeant que j’aurais bientôt des sourcils épais, comme l’homme passionné, et il ne me resta d’autre inquiétude que de savoir ce que je dirais aux personnes de la maison quand elles me verraient sans sourcils. J’allai prendre de la poudre chez Volodia, j’en frottai