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sentiment d’avoir des torts envers lui. Le soir, il se couchait sur le divan, dans le salon, et dormait la tête sur sa main, ou bien il débitait d’un air sérieux des sottises qui n’étaient même pas toujours convenables et qui mettaient Mimi hors des gonds. Elle rougissait par plaques et nous nous tordions de rire. Jamais, sauf avec papa et quelquefois avec moi, Volodia ne daignait causer sérieusement.

J’imitais mon frère, tout à fait involontairement, dans sa manière de voir sur les filles. Je ne redoutais pourtant pas autant que lui les marques d’affection et mon mépris n’était pas à beaucoup près aussi profond et aussi enraciné. J’essayai même plusieurs fois dans le courant de l’été, par ennui, de me rapprocher de Lioubotchka et de Catherine et de causer avec elles ; mais je me heurtai toujours à une telle incapacité de suivre un raisonnement, à une telle ignorance des choses les plus simples et les plus connues, — par exemple, ce que c’est que l’argent, ce qu’on apprend à l’Université, ce que c’est que la guerre, etc., — et à une telle absence de curiosité pour toutes ces choses, que mes tentatives n’avaient d’autre résultat que de me confirmer dans ma mauvaise opinion.

Je me souviens qu’un soir Lioubotchka répétait pour la centième fois, sur le piano, un passage insupportable. Volodia sommeillait sur le divan du salon et de temps en temps, sans s’adresser à personne en particulier, il marmottait avec une ironie agressive : « Mazette, va !…… barbouilleuse !…… tapoteuse…… (il prononçait cette dernière épithète avec une ironie particulière), très bien…… encore une fois…… ça y est ! » etc. J’étais avec Catherine à la table à thé, et je ne me rappelle pas comment Catherine avait amené la conversation sur son thème favori : l’amour. J’étais en veine de philosopher et je me mis à définir emphatiquement l’amour : le désir de trouver dans un autre ce qui nous manque. Catherine me répondit qu’au contraire, quand une jeune fille sans fortune voulait épouser un homme riche, ce n’était pas de l’amour ;