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Un matin, vous vous sentez un peu mieux, et vous voulez changer de chambre. L’autre chambre n’est ni faite ni chauffée. Votre potage, la seule chose que vous puissiez manger, n’a pas été commandé au cuisinier. On a oublié d’aller chercher votre médecine. En revanche, votre tendre femme, qui n’en peut plus d’avoir passé la nuit, continue à vous regarder de son air de compassion, à marcher sur la pointe du pied et à donner aux domestiques, en termes obscurs, des ordres qui dérangent toutes leurs habitudes. Vous avez envie de lire. Votre tendre femme vous dit avec un soupir qu’elle sait bien que vous ne l’écouterez pas — que vous allez vous fâcher contre elle — mais elle y est habituée : vous feriez mieux de ne pas lire. Vous avez envie de vous promener dans la chambre : vous feriez mieux de ne pas marcher. Vous voulez causer avec un ami qui vient d’arriver : vous feriez mieux de ne pas parler.

La nuit suivante la fièvre revient. Vous voudriez dormir, mais votre tendre femme, toute pâle, la figure tirée, poussant de temps à autre un soupir, est assise en face de vous dans un fauteuil ; vous l’apercevez à la lueur de la veilleuse, et ses légers mouvements, les petits bruits qu’elle fait vous portent sur les nerfs et vous agacent. Vous avez un domestique qui vous sert depuis vingt ans, auquel vous êtes accoutumé, qui vous soigne admirablement et qui ne demande pas mieux que de le faire, car cela lui vaut des gratifications et il dort ensuite le jour : votre tendre femme ne le lui permet pas. Elle veut tout faire elle-même, de ses faibles mains, qui sont habituées à ne rien faire. Vous ne pouvez pas vous empêcher de suivre ses doigts blancs avec une irritation contenue pendant qu’elle essaye inutilement de déboucher une fiole, ou qu’elle éteint une lumière, ou qu’elle vous verse votre potion, ou qu’elle vous arrange dans votre lit en geignant. Si vous êtes vif et emporté et que vous la priiez de s’en aller, elle se retire humblement, et, grâce à votre surexcitation nerveuse, vous l’entendez derrière la porte,