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LXV

LES TROIS AMOURS


Sophie Ivanovna, telle que j’appris à la connaître plus tard, était une de ces rares vieilles filles nées pour la vie de famille, à qui le sort a refusé ce bonheur et qui prennent tout à coup le parti de déverser sur quelques êtres choisis la provision de tendresse qu’elles ont amassée dans leur cœur, pendant tant d’années, en prévision du mari et des enfants qu’elles n’auront pas. Cette provision est, chez elles, tellement inépuisable, que les êtres choisis ont beau être nombreux, il leur reste toujours de la tendresse qu’elles déversent sur leur entourage et sur tous ceux, bons ou mauvais, qu’elles trouvent sur leur chemin.

Il y a trois espèces d’amour :

1o L’amour élégant ;

2o L’amour dévoué ;

3o L’amour actif.

Il n’est pas question ici de l’amour d’un jeune homme pour une jeune fille, ou réciproquement. Ces sortes d’attachements m’effrayent. J’ai été assez malheureux dans ma vie pour n’avoir jamais pu y apercevoir une seule parcelle de vérité. Je n’y ai jamais vu qu’un mensonge, dans lequel le sentiment proprement dit est tellement embrouillé avec les questions d’attrait physique, de relations conjugales, de fortune, d’envie de se lier ou se délier les mains, qu’il était impossible de s’y reconnaître. Je veux parler de l’amour de la créature humaine pour les autres créatures ; de l’amour qui, selon le plus ou moins de vigueur de l’âme, se concentre sur un seul individu, se partage entre plusieurs ou s’épanche sur beaucoup ; de l’amour pour sa mère, son père, son frère, ses enfants, son camarade, son