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« C’est vrai pour moi, dis-je. L’amitié de Dmitri m’est utile, mais je ne puis pas lui être utile : il est mille fois meilleur que moi (Dmitri ne pouvait pas m’entendre ; autrement, j’aurais eu peur qu’il ne sentît que je ne disais pas ce que je pensais). »

La princesse se remit à rire de son rire pas naturel, qui était le naturel.

« À l’entendre, dit-elle, c’est vous qui êtes un petit monstre de perfection. »

« Monstre de perfection, pensai-je ; c’est très distingué, c’est à se rappeler. »

« Au surplus, sans parler de vous, il est passé maître dans l’art de découvrir des perfections, ajouta-t-elle en baissant la voix (ce qui me fut extrêmement agréable) et en désignant Lioubov Serguéievna des yeux. Il en a découvert dans pauvre tante (c’était ainsi qu’ils appelaient Lioubov Serguéievna entre eux) que je ne soupçonnais pas, moi qui la connais depuis vingt ans, avec sa Suzette… Varia, va dire de m’apporter un verre d’eau, ajouta-t-elle en regardant de nouveau au loin ; elle avait sans doute réfléchi qu’il était encore trop tôt pour m’initier à leurs affaires de famille, ou même que cela était tout à fait inutile. Ou plutôt, non, c’est lui qui ira. Il ne fait rien, et toi, tu lis. Allez, mon ami. Vous irez tout droit, et quand vous aurez fait quinze pas, vous vous arrêterez et vous direz très haut : « Pierre, apporte un verre d’eau avec de la glace à Marie Ivanovna. »

Elle poussa de nouveau un petit rire de son rire pas naturel. « Elle veut évidemment parler de moi, pensai-je en sortant. Elle veut dire qu’elle m’a trouvé très, très intelligent. » Je n’avais pas fait les quinze pas que la grosse Sophie Ivanovna me rattrapa en soufflant. Elle marchait néanmoins vite et légèrement.

« Merci, mon cher, dit-elle. Je vais de ce côté, je le dirai. »