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au feuillage vert pâle, qui se réfléchissaient en noir dans sa surface mate. Derrière l’étang, à mi-côte, s’étendait une jachère noire, divisée en deux par une lisière d’un vert chaud, dont la ligne droite allait rejoindre l’horizon plombé et menaçant. Des deux côtés du chemin où roulait mollement le phaéton, de jeunes seigles tendres et flexibles, commençant à épier, étalaient leur verdure crue. L’air était immobile et sentait le frais. Les feuilles des arbres et les seigles, extraordinairement nets et en relief, ne bougeaient pas. On aurait dit que chaque feuille, chaque brin d’herbe vivait de sa vie individuelle, intense et heureuse. Je remarquai près de la route un sentier noirâtre, qui serpentait parmi les seigles d’un vert sombre, déjà hauts, et ce sentier me rappela très vivement notre campagne, ce qui me conduisit, par un enchaînement d’idées bizarre, à penser à Sonia et à me rappeler que j’étais amoureux d’elle.

Malgré toute mon amitié pour Dmitri et tout le plaisir que me causait son ouverture de cœur, je n’avais pas envie d’en savoir plus long sur ses sentiments et ses intentions à l’égard de Lioubov Serguéievna, tandis que j’avais une envie terrible de lui faire part de mon amour pour Sonia, qui me paraissait un sentiment d’un ordre beaucoup plus élevé. Je ne sais pourquoi, je ne me décidai pas à lui dire directement combien je sentais que nous serions heureux quand j’aurais épousé Sonia, que j’habiterais la campagne, que j’aurais de petits enfants qui courraient à quatre pattes et m’appelleraient papa, que je le verrais arriver en costume de voyage avec sa femme, Lioubov Serguéievna….. Au lieu de tout cela, je dis en lui montrant le soleil couchant : « Dmitri, regarde comme c’est beau ! »

Dmitri ne répliqua pas. Il était, visiblement mécontent de ce qu’en réponse à un aveu qui lui coûtait, je lui faisais admirer la nature, qui le laissait en général très froid. La nature lui produisait un tout autre effet qu’à