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aussi héritière du prince, et qui vivait avec lui. Au dîner, j’étais placé à côté d’elle. Je me figurai tout le temps qu’elle ne me parlait pas parce qu’elle me détestait, sachant que j’étais héritier comme elle, et que le prince ne s’occupait pas de notre côté de la table parce que nous lui étions également odieux, la princesse et moi, en qualité d’héritiers.

« Tu ne peux pas te figurer combien il m’a été désagréable, dis-je à Dmitri le soir de ce même jour, afin de lui faire admirer mon dégoût à l’idée que j’étais héritier (il me semblait que c’était un très beau sentiment), tu ne peux pas te figurer combien il m’a été désagréable de passer aujourd’hui deux heures entières chez le prince. C’est un homme excellent et il a été charmant pour moi, continuai-je, désireux de montrer à mon ami, entre autres choses, que si je disais tout cela, ce n’était pas que je me fusse senti petit garçon devant le prince ; mais l’idée qu’on pourrait me regarder du même œil que cette princesse qui vit chez lui et qui rampe devant lui m’est odieuse. C’est un vieillard étonnant, admirablement bon et délicat avec tout le monde, mais il maltraite cette princesse que cela en est pénible à voir. Ces misérables questions d’argent gâtent toutes les relations !

« Sais-tu ? poursuivis-je. Je crois que le mieux serait de m’en expliquer franchement avec le prince ; de lui dire que je le vénère en tant qu’homme, mais que je ne pense pas à son héritage et que je le supplie de ne rien me laisser ; que je n’irai le voir qu’à cette condition. »

Dmitri ne m’éclata pas de rire au nez. Il réfléchit et me dit après quelques instants de silence :

« Sais-tu une chose ? Tu as tort. Ou bien tu ne dois pas supposer qu’on puisse avoir de toi la même opinion que de ta princesse ; ou bien, si tu le supposes, va plus loin : dis-toi que tu sais qu’on peut t’attribuer ces pensées-là, mais qu’elles sont si loin de toi que tu les méprises et que tu ne feras jamais rien qui en soit la conséquence. Suppose