Page:Tolstoï - Souvenirs.djvu/233

Cette page a été validée par deux contributeurs.

réveilla son élève. Ivine ne manifesta aucune joie de me voir, et je remarquai qu’en me parlant il me regardait les sourcils. Bien qu’il fût extrêmement poli, il me sembla qu’il n’éprouvait aucune sympathie particulière pour moi et qu’il ne voyait pas la nécessité de faire ma connaissance, ayant déjà sans doute ses relations, différentes des miennes. Tout cela ressortait principalement pour moi de sa manière de me regarder les sourcils. En un mot, et quoiqu’il m’en coûte de faire cet aveu, il me traitait à peu près comme je traitais Iline. Je commençais à avoir les nerfs agacés. Je surprenais au vol chaque regard d’Ivine et je traduisis un coup d’œil qu’il échangea avec son gouverneur par cette question :

« Qu’est-ce qu’il vient faire chez nous ? »

Après un instant de conversation, Ivine me dit que son père et sa mère étaient à la maison, et me proposa de me conduire chez eux.

Il me mena dans une petite pièce à côté du salon. Sa mère entra en même temps que nous par une autre porte. Elle m’accueillit très amicalement, me fit asseoir auprès d’elle et s’informa avec intérêt de toute notre famille.

Mme Ivine, que je n’avais fait qu’entrevoir une fois ou deux et que je considérai maintenant avec attention, me plut beaucoup. Elle était grande, maigre, très blanche, et avait toujours un air triste et accablé. Son sourire était mélancolique, mais d’une grande bonté ; ses grands yeux fatigués, un peu de travers, lui donnaient une expression encore plus triste et plus attrayante. Quand elle s’asseyait ou qu’elle remuait, c’était comme un affaissement et un effondrement de tout son corps. Elle parlait mollement et prononçait si peu nettement, qu’on entendait une lettre pour une autre ; néanmoins le timbre de sa voix et son parler étaient fort agréables. On voyait qu’elle prenait un intérêt mélancolique à ce que je lui disais de ma famille, comme si mes réponses lui rappelaient des temps meilleurs. Son fils sortit. Elle me considéra