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beaucoup plus mauvais, et nous aussi, n’est-ce pas, Nicolas ? »

Je ne pus répondre et la regardai en silence.

« Que sont devenus les Ivine, les Kornakof ? Vous vous les rappelez ? continua-t-elle en considérant avec une certaine curiosité mon visage empourpré et effrayé. Ah ! le bon temps ! »

Il m’était toujours impossible de répondre.

L’entrée de Mme Valakhine me tira provisoirement de cette situation pénible. Je me levai, saluai et retrouvai la parole. En échange, Sonia se transforma soudain de la manière la plus étrange. Toute sa gaieté et sa familiarité s’évanouirent, le sourire n’était plus le même ; à la grande taille près, elle devint tout à coup la demoiselle retour de l’étranger que je m’étais figurée en venant. Cette métamorphose n’avait pas de raison d’être apparente, car sa mère avait conservé son sourire aimable et son air doux, qui paraissait dans ses moindres mouvements.

Mme Valakhine s’assit dans un grand fauteuil et m’indiqua un siège auprès d’elle. Elle dit quelque chose en anglais à sa fille, et Sonia sortit aussitôt, ce qui acheva de me mettre à l’aise. Mme Valakhine me fit des questions sur mon frère, mon père, tous les miens, puis elle me parla de son chagrin, la perte de son mari. À la fin, voyant qu’il était impossible de causer avec moi, elle me regarda comme pour dire : « Tu devrais te lever, faire ton salut et t’en aller, ce serait une bien bonne idée, mon cher. » Mais il m’arrivait une chose singulière. Sonia était rentrée, un ouvrage d’aiguille à la main, et s’était assise à l’autre bout du salon ; je sentais ses yeux sur moi. D’autre part, pendant que Mme Valakhine me parlait de la mort de son mari, j’avais eu le temps de me rappeler que j’étais amoureux et de réfléchir que la mère s’en apercevait certainement. Tout cela combiné m’avait donné un nouvel accès de timidité, tellement violent, que je me sentais hors d’état de faire un seul mouvement d’une façon