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pour que je sois moins intimidé. Il avait refusé, sous prétexte que ce serait trop sentimental d’aller ensemble, deux frères, dans le même droshki.


LIX

CHEZ LES VALAKHINE


Je partis donc seul. La première visite, d’après le quartier, était Mme Valakhine. Il y avait trois ans que je n’avais vu Sonia, et il va de soi que ma passion pour elle s’était évanouie il y avait beau temps. Cependant il m’en était resté un souvenir très vif, qui me causait encore de l’émotion. Il m’était arrivé, pendant ces trois ans, de penser à elle avec tant de force et de me la représenter si nettement, que j’en pleurais et que je redevenais amoureux. Toutefois cela ne durait que quelques minutes et ne se produisait qu’à de longs intervalles.

Je savais que Sonia et sa mère avaient passé deux ans à l’étranger. On racontait qu’elles avaient versé en diligence, que Sonia avait eu la figure coupée par des éclats de verre et que cela l’avait beaucoup enlaidie. En me rendant chez elle, je me rappelais la Sonia d’autrefois et je me demandais comment j’allais la trouver. À cause des deux ans à l’étranger, je me la représentais très grande, avec une taille superbe, un air sérieux et imposant, du reste extrêmement séduisante. Mon imagination se refusait à me la représenter avec un visage défiguré par des cicatrices. Tout au contraire, ayant entendu parler je ne sais où d’un amant passionné qui était resté fidèle à l’objet de son culte après que celui-ci eût été défiguré par la petite vérole, je m’efforçais de me persuader que j’étais amoureux de Sonia pour avoir le mérite de lui être fidèle en dépit de ses cicatrices. La vérité est qu’en arrivant chez