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malaise : ceux qui valaient beaucoup moins que moi, ceux qui valaient beaucoup mieux, et ceux avec lesquels on n’ose pas se dire une chose qu’on sait tous les deux. Doubkof valait peut-être mieux que moi, il valait peut-être moins, mais je crois plutôt que l’impression dont je parle venait de ce qu’il mentait très souvent et n’en convenait pas. Naturellement, je n’osais pas le lui dire.

« Faisons encore un marqué, dit Volodia en agitant son épaule avec le même tic que papa et en mêlant les cartes.

— Il y tient ! fit Doubkof. Nous finirons plus tard. Après tout, allons, — encore un. »

Pendant qu’ils jouaient, j’observai leurs mains. Celles de Volodia étaient grandes et belles. En tenant ses cartes, il écartait et recourbait ses doigts juste comme papa. Leurs mains se ressemblaient alors tellement, que je me demandai un instant si Volodia ne le faisait pas exprès, pour ressembler à une grande personne ; mais il me suffit de regarder sa figure pour voir qu’il ne pensait absolument qu’au jeu. Doubkof avait au contraire les mains petites, bouffies, rondes, molles et remarquablement adroites ; juste la sorte de main à porter des bagues et qu’ont les personnes aimant les jolies choses et les travaux d’adresse.

Volodia devait perdre, car le monsieur, en regardant ses cartes, fit la remarque que Vladimir Pétrovitch avait une mauvaise chance épouvantable et Doubkof, tirant son portefeuille, y écrivit quelque chose qu’il montra à Volodia en disant :

« C’est bien cela ?

— C’est bien cela, dit Volodia en affectant un air dégagé. Et maintenant, partons. »

Volodia prit Doubkof dans sa voiture, je montai dans le phaéton de Dmitri.

« À quoi est-ce qu’ils jouaient ? demandai-je à Dmitri.

— Au piquet. C’est un sot jeu, comme tous les jeux du reste.

— Est-ce qu’ils jouent fort jeu ?