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Nous trouvâmes Doubkof et Volodia occupés à jouer aux cartes. Un monsieur inconnu (à son attitude modeste, il devait être sans importance) était assis auprès de la table et suivait attentivement le jeu. Doubkof avait une robe de chambre de soie et des pantoufles. Volodia avait ôté sa tunique et était assis en face de lui sur le divan. On voyait, à son visage enflammé et au regard rapide qu’il nous jeta, que le jeu l’absorbait. En m’apercevant, il devint encore plus rouge.

« À toi de donner, » dit-il à Doubkof.

Je devinai qu’il lui était désagréable que je susse qu’il jouait. Toutefois sa physionomie n’exprimait point l’embarras. Elle disait : « Eh bien ! oui, je joue ; cela ne t’étonne que parce que tu es encore jeune. À notre âge, non seulement ça n’est pas mal, mais c’est indispensable. »

Je lus immédiatement tout cela sur sa figure.

Doubkof ne donna pourtant pas les cartes. Il se leva, nous serra la main, nous fit asseoir et nous offrit des pipes, que nous refusâmes.

« Voilà donc notre diplomate en triomphateur, dit-il. C’est étonnant comme il ressemble à un colonel. »

Je fis entendre un son inarticulé. Je sentais revenir mon sourire niais.

Je respectais Doubkof comme on respecte un adjudant de vingt-sept ans quand on est soi-même un gamin de seize ans et qu’on entend dire aux grandes personnes que c’est un jeune homme très comme il faut, dansant très bien et sachant parler français ; et quand ce jeune homme très comme il faut, tout en méprisant dans son âme vos seize ans, s’efforce de le cacher.

Tout mon respect n’empêchait pourtant pas que je n’aie jamais pu, tant qu’a duré notre connaissance, regarder Doubkof en face sans être mal à mon aise, Dieu sait pourquoi. J’ai remarqué depuis qu’il y avait trois sortes de gens qu’il m’était impossible de regarder en face sans