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En rentrant à la maison, je me sentis l’estomac un peu chargé, mais je n’y fis aucune attention et me mis à examiner mes acquisitions. La gouache me déplut tellement, qu’au lieu de la mettre dans un cadre et de l’accrocher dans ma chambre, comme Volodia, je la cachai soigneusement dans ma commode, à un endroit où personne ne pouvait la voir. Le portecrayon me déplut aussi. Je le posai sur la table, en me consolant avec la pensée que c’était de l’argent, par conséquent un objet ayant sa valeur et très utile du reste pour un étudiant. Quant aux ustensiles destinés à fumer, je résolus d’en faire l’essai sur-le-champ.

J’ouvris le paquet, bourrai soigneusement la pipe turque avec le tabac turc, roussâtre et fin, posai sur le tabac un morceau d’amadou allumé, pris le tuyau entre le troisième et le quatrième doigt (cette position de la main me plaisait tout particulièrement) et me mis à aspirer la fumée.

L’odeur du tabac était très agréable, mais j’avais un goût amer dans la bouche et de la peine à respirer. Pourtant je tins bon et je fumai assez longtemps, m’exerçant à faire des ronds. La chambre ne tarda pas à se remplir d’un nuage bleuâtre, la pipe commença à crépiter et le tabac brûlant à sauter ; j’avais la bouche pleine d’amertume et la tête me tournait un peu. Je résolus de m’arrêter. Je voulais seulement me regarder dans la glace avec ma pipe. À ma grande surprise, je chancelai, la chambre tournait en rond et quand je fus arrivé, non sans peine, jusqu’à la glace, je vis que j’étais pâle comme un linge. À peine eus-je le temps de me jeter sur le divan, que je ressentis un tel mal de cœur et une si grande faiblesse, que je me figurai que le tabac était un poison pour moi. Je crus que j’allais mourir. J’avais vraiment peur et je me préparais à appeler au secours et à envoyer chercher le médecin.

Ma frayeur ne dura pas longtemps. Je ne tardai pas à comprendre de quoi il s’agissait et je restai longtemps