Page:Tolstoï - Souvenirs.djvu/203

Cette page a été validée par deux contributeurs.

« Eh bien, à moi il m’a semblé que j’ai été une minute en tout. Sais-tu ce que j’allais faire au couvent ? ajoutai-je en m’installant dans un creux, tout près du cocher.

— Quéque ça me fait ? On mène le voyageur où il vous dit d’aller.

— Non, devine. Qu’est-ce que tu crois ? poursuivis-je.

— Un enterrement peut-être ? Acheter une place ?

— Non, frère. Sais-tu pourquoi je suis venu ?

— Je ne peux pas savoir, barine. »

La voix du cocher me paraissait tellement celle d’un brave homme, que je résolus de lui expliquer, pour son édification, le sujet de ma course et jusqu’à mes sentiments.

« Veux-tu que je te raconte ?… Figure-toi que… »

Et je lui racontai tout, en lui décrivant par le menu mes beaux sentiments. Je rougis encore quand j’y pense.

« Ah ! c’est ça ! » dit le cocher d’un air incrédule.

Pendant longtemps, après que j’eus fini de parler, il se tut et demeura immobile sur son siège. Son seul mouvement était de ramener de temps en temps sur ses jambes le pan de son armiak, qu’il maintenait avec le pied, mais qui s’échappait continuellement parce que la trépidation faisait sautiller ses grosses bottes sur la planche. Je m’imaginais déjà qu’il était en train de se dire, comme mon confesseur, que dans tout l’univers on ne trouverait pas un jeune homme comme moi, lorsqu’il se tourna de mon côté.

« Alors, barine, votre affaire, c’est une affaire de seigneur ?

— Quoi ?

— Votre affaire, c’est une affaire de seigneur ? répéta-t-il en bafouillant avec sa bouche édentée.

— Il n’a rien compris ! » pensai-je.

Et je ne lui adressai plus la parole jusqu’à la maison.

Ce n’était plus un sentiment d’humilité et de dévotion que j’avais éprouvé en revenant ; c’était le contentement de moi-même à la pensée d’avoir eu ce sentiment. Ma