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l’endroit où l’un dit : « D’où venez-vous ? » et où l’autre répond : « Je viens du café, » il me fut impossible de retenir plus longtemps mes larmes et les sanglots m’empêchèrent de dire : « Avez-vous lu le journal ? » Il fallut faire ma page d’écriture. Mes larmes produisirent de tels pâtés, que j’avais l’air d’avoir écrit avec de l’eau sur du papier buvard.

Karl Ivanovitch se fâcha, prétendit que c’était de l’entêtement, « une comédie de marionnettes » (c’était son expression favorite), me mit en pénitence à genoux, me menaça avec sa règle et exigea que je demandasse pardon quand je ne pouvais pas prononcer un mot à force de pleurer. À la fin, sentant probablement son injustice, il s’en alla dans la chambre de Kolia, en frappant la porte derrière lui.

De la classe, nous entendîmes une conversation.

« Tu sais, Kolia, que les enfants s’en vont à Moscou ? dit Karl Ivanovitch en entrant dans la chambre.

— Oui, je sais. »

Kolia voulut sans doute se lever, car Karl Ivanovitch lui dit : « Reste assis, Kolia, » et c’est là-dessus qu’il ferma la porte. Je quittai mon coin et j’allai écouter à la porte.

« On a beau rendre des services aux gens, commença Karl Ivanovitch d’un ton pénétré, on a beau leur être dévoué, il est clair qu’il ne faut pas attendre de reconnaissance ; n’est-ce pas, Kolia ? »

Kolia était assis près de la fenêtre et cousait une botte. Il fit un signe affirmatif de la tête.

« Il y a douze ans que je suis dans cette maison, poursuivit Karl Ivanovitch, et, je puis le dire devant Dieu, Kolia (il leva les yeux et éleva sa tabatière vers le plafond), je leur ai été plus attaché et je me suis donné plus de peine pour eux que s’ils avaient été mes propres enfants. Tu te rappelles, Kolia, quand Volodia a eu la fièvre ? J’ai passé neuf jours à son chevet, sans fermer l’œil. Oui, dans ce temps-là, j’étais ce bon Karl Ivanovitch, ce cher Karl Ivanovitch ; on avait besoin de moi. À présent