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linge dans le baquet), et un peu une femme portant un collier de perles à son cou blanc, que je voyais depuis longtemps au théâtre, dans une loge à côté de la nôtre.

Le second sentiment était la passion d’être aimé. J’aurais voulu être connu et aimé de tout le monde. J’aurais voulu dire aux gens : « Je m’appelle Nicolas Irteneff », et voir les gens, extrêmement frappés de cette nouvelle, m’entourer en me remerciant de quelque chose.

Le troisième sentiment était l’espoir d’un bonheur inouï, étourdissant, un de ces bonheurs à rendre fou. J’étais tellement persuadé que j’allais devenir sous peu, grâce à quelque bonne fée, l’homme le plus riche et le plus célèbre de l’univers, que je vivais dans l’attente inquiète du coup de baguette. Je croyais toujours que ça allait commencer et que j’aurais tout ce qu’un homme peut désirer, et j’étais toujours pressé, parce que je m’imaginais que ça commençait là où je n’étais pas.

Le dernier sentiment, le plus essentiel des quatre, était une horreur pour moi-même accompagnée de désespoir, mais d’un désespoir tellement fondu avec mes rêves de bonheur, qu’il n’était pas attristant. Il me semblait si facile, si naturel, de rompre avec le passé, de tout effacer, de tout oublier et de recommencer la vie à nouveau, que le passé ne me pesait ni ne me gênait. J’éprouvais même du plaisir à le détester et je m’efforçais de le voir encore plus noir qu’il n’était. Plus le cercle de mes souvenirs était sombre, plus le présent se détachait en clair sur ce fond obscur et plus l’avenir paraissait lumineux. Mon désespoir et mon désir passionné de progrès criaient au dedans de moi, et cette voix intérieure fut la grande sensation nouvelle de cette époque de mon développement moral. Elle me donna un nouveau point de départ et transforma mes vues sur moi-même, sur les hommes et sur l’univers. Ô voix bénie ! combien de fois t’ai-je entendue depuis ! Dans ces tristes instants où l’âme se soumet en silence à l’empire du mensonge et du libertinage, combien