Page:Tolstoï - Souvenirs.djvu/187

Cette page a été validée par deux contributeurs.

Le premier jour, je tiendrai un poids de quinze livres, à bras tendu, pendant cinq minutes ; le lendemain, un poids de seize livres ; le surlendemain, un de dix-sept livres, et ainsi de suite jusqu’à ce que j’arrive à soixante livres dans chaque main. Je serai alors plus fort que tous nos domestiques. Quand n’importe qui s’avisera de m’offenser ou de parler d’Elle irrespectueusement, je le prendrai tout simplement comme ça, par son gilet, je l’enlèverai d’une seule main, je le tiendrai en l’air à deux ou trois pieds de terre pour lui montrer ma force, et je ne lui ferai rien… Non, ça n’est pas bien non plus… ; mais si, puisque je ne lui fais pas de mal, que je lui montre seulement ce que je peux… »

Qu’on ne vienne pas me reprocher mes rêves de jeunesse sous prétexte qu’ils étaient aussi enfantins que lorsque j’étais tout petit. Je suis convaincu que si je suis destiné à vivre très vieux, à soixante-dix ans je ferai des rêves aussi enfantins et aussi fantastiques qu’alors. Je rêverai à quelque ravissante Marie, qui m’aimera, moi vieillard sans dents, comme elle a aimé Mazeppa ; je rêverai que mon fils, qui n’est pas un génie, devient ministre par suite de quelque événement extraordinaire, ou qu’il me tombe tout à coup du ciel des millions. Je suis persuadé qu’il n’existe pas de créature humaine, à aucun âge, qui soit privée de cette faculté bienfaisante et consolante du rêve. D’un autre côté, si l’on met à part le trait commun à tous ces rêves, d’être également chimériques et impossibles, chaque âge, chaque individu a les siens. À l’époque que je considère comme formant la limite entre mon adolescence et ma jeunesse, il n’y avait au fond de tous mes rêves que quatre sentiments.

En premier lieu, l’amour pour Elle, la femme de mon imagination, au sujet de laquelle mes rêves prenaient toujours la même forme et que je m’attendais à chaque minute à rencontrer. Elle, c’était un peu Sonia, un peu Macha, la femme de Vassili (dans mes rêves, je la voyais lavant le