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Nous parlions vie future, art, carrières à suivre, mariage, éducation des enfants, et jamais il ne nous venait dans la tête que tout ce que nous disions était insensé. Cette idée ne nous venait pas, parce que nos absurdités étaient des absurdités intelligentes ; or la jeunesse aime l’esprit, elle y croit encore. À l’âge que nous avions alors, toutes les forces de l’âme sont dirigées vers le futur, et ce futur revêt des formes si variées, si vivantes et si enchanteresses, grâce à des espérances fondées non sur l’expérience, mais sur des rêves de bonheur, que le rêve suffit pour donner à la jeunesse le bonheur réel. Lorsque nous discutions métaphysique, ce qui était un de nos sujets favoris, j’aimais l’instant où les idées se succèdent de plus en plus vite et où, à force d’être de plus en plus abstraites, elles deviennent tellement nuageuses qu’on ne peut plus les exprimer et qu’on dit tout autre chose que ce qu’on voudrait dire. J’aimais l’instant où, à force de s’élever dans la région de la pensée, on en découvre tout à coup l’immensité et l’on reconnaît qu’il vous est impossible d’aller plus loin.

Il arriva que, pendant les jours gras, Nékhlioudof fut si absorbé par ses plaisirs, qu’il ne causa pas une seule fois avec moi. Il venait pourtant plusieurs fois par jour à la maison. Je fus tellement froissé, que je recommençai à le trouver orgueilleux et désagréable. Je n’attendais qu’une occasion pour lui montrer que je ne tenais pas du tout à sa société et que je n’éprouvais rien de particulier pour lui.

La première fois qu’il voulut causer avec moi après le carnaval, je dis que j’avais à travailler et je montai. Au bout d’un quart d’heure, la porte de la classe s’ouvrit et Nékhlioudof vint à moi.

« Je vous dérange ?

— Non. »

J’avais pourtant l’intention de répondre qu’effectivement j’étais occupé.

« Pourquoi êtes-vous parti de chez Volodia ? Il y a si