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des bras trop longs. Il n’avait de bien que sa haute taille, son beau teint et ses magnifiques dents. Tout laid qu’il fût, ses petits yeux bridés et brillants, son sourire mobile, tantôt sévère, tantôt presque enfantin, donnaient à sa physionomie un caractère si original et si énergique, qu’il ne passait jamais inaperçu.

Il devait être très timide, car pour un rien il rougissait jusqu’aux oreilles. Sa timidité ne ressemblait pas à la mienne. Plus il rougissait, plus son visage exprimait la résolution. On aurait dit qu’il s’en voulait à lui-même de sa faiblesse.

Bien qu’il parût au mieux avec Doubkof et Volodia, on sentait que le hasard seul les avait rapprochés. Ils étaient trop différents. Volodia et Doubkof redoutaient, pour ainsi dire, tout ce qui ressemblait à des idées sérieuses et à de la sensibilité. Nékhlioudof, au contraire, était enthousiaste au plus haut degré et se lançait souvent, au mépris des railleries, dans la philosophie et les questions de sentiment. Volodia et Doubkof aimaient à parler de leurs amours (ils devenaient amoureux tout d’un coup de plusieurs personnes à la fois, les mêmes pour tous deux) ; Nékhlioudof se fâchait sérieusement toutes les fois qu’on faisait allusion à sa passion pour une certaine rousse.

Volodia et Doubkof se permettaient souvent de se moquer de leur famille. Nékhlioudof était hors de lui lorsqu’on faisait une remarque désagréable sur sa tante, pour laquelle il avait une sorte d’adoration. Volodia et Doubkof s’en allaient, après souper, quelque part où ils n’emmenaient pas Nékhlioudof, qu’ils appelaient la jeune fille rousse

Le prince Nékhlioudof me frappa la première fois que je le vis, tant par sa conversation que par son extérieur. Cependant, bien que nous nous fussions trouvé beaucoup d’idées communes (peut-être même à cause de cela), le sentiment qu’il m’inspira à cette première rencontre était bien éloigné de la sympathie.