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bien que je n’aie pas le droit de te donner ce nom et que je le prononce aujourd’hui pour la dernière fois, — je t’ai toujours aimé et je t’aimerai toujours ; je n’oublierai jamais que tu es mon bienfaiteur ; mais je ne puis rester plus longtemps dans ta maison. Ici, personne ne m’aime, et Saint-Jérôme a juré ma perte. Il faut que lui ou moi nous sortions d’ici, car je ne réponds pas de moi ; je hais cet homme à un tel point que je suis capable de tout. Je le tuerais. » (Voici comment je dirai : « Papa ! je le tuerais ! ») Alors papa se mettra à me supplier ; mais je dirai : « Non, mon ami, mon bienfaiteur, nous ne pouvons plus vivre ensemble ; laisse-moi partir. » Et je le serrerai dans mes bras et je lui dirai en français : « Oh ! mon père, oh ! mon bienfaiteur, donne-moi pour la dernière fois ta bénédiction et que la volonté de Dieu soit faite ! » À cette pensée, je sanglote, assis sur une malle dans le cabinet noir. Tout à coup l’idée de la punition ignominieuse qui m’attend me revient à la mémoire ; je vois la réalité sous son vrai jour, et mes rêves s’envolent.

Tantôt je rêve que je suis libre et hors de notre maison. J’entre dans les hussards et je vais à la guerre. Je suis entouré d’ennemis, je brandis mon sabre et j’en tue un ; je fais le moulinet et j’en tue deux, trois. À la fin, exténué de fatigue et épuisé par mes blessures, je tombe en criant : « Victoire ! » Le général me cherche en disant : « Où est-il, notre sauveur ? » On lui dit : « Le voilà, » et il se jette à mon cou en versant des larmes de joie et en criant : « Victoire ! » Je guéris de mes blessures et je me promène sur le boulevard Tverskoë, le bras en écharpe dans un foulard noir. Je suis général ! L’empereur passe et demande qui est ce jeune blessé. On lui dit que c’est le célèbre héros Nicolas. L’empereur m’aborde et dit : « Je te remercie. Je t’accorderai tout ce que tu me demanderas. » Je salue respectueusement et je dis en m’appuyant sur mon sabre : « Je suis heureux, grand prince, d’avoir pu verser mon sang pour ma patrie, et je voudrais mourir