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jeta dans le coin de la fenêtre un objet qui devait ressembler à un balai et s’étendit en bâillant sur une banquette. En bas, Saint-Jérôme parlait très haut (il parlait évidemment de moi) ; puis j’entendis des voix d’enfants, des rires, des courses ; au bout de quelques minutes, toute la maison était de nouveau en mouvement, comme si personne ne savait que j’étais dans le cabinet noir ou comme si personne n’y pensait.

Je ne pleurais pas, mais j’avais comme une grosse pierre sur le cœur. Les idées et les images se succédaient avec rapidité dans mon imagination surexcitée, mais le souvenir de mon malheur venait continuellement interrompre leur chaîne capricieuse, et je retombais dans un labyrinthe sans issue d’incertitudes, de terreurs et de désespoirs.

Tantôt il me venait à l’esprit qu’il devait exister une cause inconnue à l’indifférence ou plutôt à la haine que j’inspirais universellement. (À cette époque-là, j’étais fermement convaincu que tout le monde, depuis ma grand’mère jusqu’au cocher Philippe, me détestait et avait du plaisir à me voir souffrir.) Probablement, je n’étais pas le fils de ma mère et de mon père, ni le frère de Volodia. J’étais quelque malheureux orphelin, un enfant trouvé, ramassé par pitié. Cette idée absurde me parut tout à fait vraisemblable et me causa une sorte de consolation mélancolique. J’éprouvais un soulagement à penser que j’étais malheureux, non par ma faute, mais parce que ma destinée était d’être malheureux dès ma naissance, comme cet infortuné Karl Ivanovitch.

Mais pourquoi me cacher ce mystère, me disais-je, quand je l’ai presque deviné à moi tout seul ? Demain j’irai trouver papa et je lui dirai : « Papa ! c’est en vain que tu me caches le secret de ma naissance. Je sais tout. » Il me répondra : « Que veux-tu, mon ami ? Il fallait bien que tu l’apprisses tôt ou tard ; tu n’es pas mon fils, mais je t’ai adopté et, si tu te montres digne de ma tendresse, je ne t’abandonnerai jamais. » Et moi, je répondrai : « Papa, —