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même éclipse de la pensée et de cette même curiosité instinctive, un homme éprouve une sorte de jouissance à se pencher sur le bord d’un précipice et à penser : « Si je me jetais ? », ou à appuyer sur son front un pistolet chargé et à penser : « Si je tirais ? » ou à considérer quelque personnage considérable devant lequel tout le monde fait la courbette et à penser : « Si j’allais le prendre par le nez en lui disant : Viens-tu, mon bon ? »

Sous l’influence d’un trouble intime semblable et d’un arrêt de la réflexion de ce genre, quand Saint-Jérôme redescendit et vint me dire de monter tout de suite, que je n’avais pas le droit de rester en bas après m’être aussi mal conduit et avoir aussi mal su ma leçon, je lui tirai la langue et déclarai que je ne m’en irais pas.

Saint-Jérôme resta muet de surprise et de fureur.

« C’est bien, dit-il enfin en courant après moi. Je vous avais déjà promis plusieurs fois une punition que votre grand’mère aurait voulu vous épargner, mais je vois bien qu’il n’y a que les verges pour vous forcer à obéir, et vous venez de les mériter en plein. »

Il parlait si haut que tout le salon l’entendit. Le sang reflua à mon cœur avec une violence extraordinaire ; je le sentais battre très fort, je sentais que j’étais devenu tout pâle et que mes lèvres tremblaient malgré moi. Je devais être effrayant à voir en cet instant, car Saint-Jérôme marcha rapidement sur moi et me saisit par le bras en évitant mon regard. À peine sentis-je son étreinte, que je ne me connus plus ; hors de moi de rage et ne sachant plus ce que je faisais, je me dégageai et le frappai de toutes mes petites forces.

Volodia s’approcha de moi avec une expression de frayeur et d’étonnement.

« Qu’est-ce qui te prend ? me dit-il.

— Laisse-moi ! criai-je à travers mes sanglots. Personne de vous ne m’aime ! Vous ne comprenez pas combien je suis malheureux ! Vous êtes tous dégoûtants, vous me