Page:Tolstoï - Souvenirs.djvu/141

Cette page a été validée par deux contributeurs.

qui stupéfierait tout le monde. L’occasion ne tarda pas à s’en présenter.

Saint-Jérôme sortit de la chambre après une conversation avec Mimi. Ses pas résonnèrent d’abord dans l’escalier, puis juste au-dessus de notre tête, dans la direction de la classe. Il me vint l’idée que Mimi lui avait raconté où elle m’avait trouvé pendant la leçon, et qu’il était allé regarder le cahier de notes. Dans ce temps-là, je ne soupçonnais pas à Saint-Jérôme d’autre but dans la vie que de chercher l’occasion de me punir.

J’ai lu quelque part que les enfants de douze à quatorze ans, c’est-à-dire à l’âge de transition qui précède l’adolescence, sont enclins à l’incendie et même au meurtre. Quand je me souviens de mon adolescence et, en particulier, de l’état d’esprit où je me trouvais en ce jour néfaste, je comprends très bien les crimes les plus atroces, commis sans but, sans intention de nuire, comme ça, par curiosité, par besoin inconscient d’action. Il y a des minutes où l’avenir apparaît à l’homme sous des couleurs si sombres que, de peur d’arrêter son regard sur cet avenir, l’esprit suspend totalement en lui-même l’exercice de la raison et s’efforce de se persuader qu’il n’y aura pas d’avenir et qu’il n’y a pas eu de passé. Dans ces minutes, où la pensée ne contrôle plus chaque impulsion de la volonté et où les instincts matériels demeurent les seuls ressorts de la vie, je comprends l’enfant inexpérimenté qui, sans ombre d’hésitation ni de frayeur, avec un sourire de curiosité, allume et souffle le feu dans sa propre maison, où dorment ses frères, son père, sa mère, tous ceux qu’il aime tendrement. Sous l’influence de cette éclipse temporaire de la pensée, je dirais presque de cette distraction, un jeune paysan de dix-sept ans contemple le tranchant fraîchement aiguisé d’une hache, près du banc où son vieux père dort, le nez en l’air. Soudain il brandit sa hache ; puis il regarde avec une curiosité hébétée comment, de la gorge coupée, le sang coule sous le banc. Sous l’influence de cette