Page:Tolstoï - Souvenirs.djvu/134

Cette page a été validée par deux contributeurs.

chambre voisine : il me vint l’idée délicieuse que la leçon était finie et qu’on m’avait oublié.

Tout à coup le maître se tourna vers moi avec un demi-sourire méchant.

« J’espère, dit-il en se frottant les mains, que vous avez appris votre leçon ?

— Oui.

— Veuillez me parler de la croisade de saint Louis, dit-il en se balançant sur son siège et en regardant ses souliers d’un air rêveur. D’abord, les causes qui ont engagé le roi de France à prendre la croix (il leva les sourcils et montra du doigt l’encrier). Ensuite, les traits caractéristiques de cette croisade (il remua son poignet comme s’il voulait attraper quelque chose). Enfin, l’influence de cette croisade sur les États européens en général (il frappa avec ses cahiers sur le côté gauche de la table) et sur le royaume de France en particulier (il frappa avec ses cahiers sur le côté droit de la table et pencha la tête sur l’épaule droite). »

J’avalai plusieurs fois ma salive, toussai, inclinai la tête de côté et ne dis rien. Ensuite, je pris la plume posée sur la table et me mis à la déchiqueter, toujours sans rien dire.

« Donnez-moi cette plume, dit le maître en tendant la main ; elle nous sert. Allons !

— Louis… saint Louis… était… était… était… un bon tzar…

— Un quoi ?

— Un bon tzar. Il eut l’idée d’aller à Jérusalem et il remit les rênes du gouvernement à sa mère.

— Comment s’appelait-elle ?

— B… Be… lan…

— Comment ! Bêlante ? »

Je ris gauchement et bêtement.

« Voyons, ne savez-vous pas encore quelque chose ? » demanda-t-il avec ironie.

Je n’avais plus rien à perdre. J’éclaircis ma voix et je