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XXX

SUITE


« Il y avait neuf ans que je n’avais vu maman et je ne savais pas si elle était encore vivante ou si ses os reposaient dans la terre humide. Je retournai dans mon pays. En arrivant à la ville, je demandai où demeurait Gustave Mayer, le fermier du comte Zommerblatt. On me répondit : Le comte Zommerblatt est mort et Gustave Mayer demeure à présent dans la grande rue, où il tient un débit de liqueurs. — Je mis mon gilet neuf, mon beau paletot (c’est le patron qui me l’avait donné), je me peignai bien et j’entrai dans la boutique de mon papa. Ma sœur Marie était assise dans la boutique. Elle me demanda ce que je voulais. Je dis : Pourrait-on boire un petit verre de liqueur ? — Elle dit : Papa ! il y a un jeune homme qui demande un petit verre de liqueur. — Et papa dit : Donne-lui un petit verre de liqueur. — Je m’assis devant une petite table, je bus mon petit verre de liqueur et je fumai ma pipe en regardant papa, Marie, et Johann, qui venait aussi d’entrer. En causant, papa me dit : Vous savez sûrement, jeune homme, où est à présent notre armée ? — Je dis : J’en viens ; elle est près de Vienne. — Notre fils, dit papa, était soldat. Voilà neuf ans qu’il est parti et il ne nous a pas écrit ; nous ne savons pas s’il est mort ou vivant. Ma femme ne cesse pas de pleurer… — Je fumai ma pipe et je dis : Comment s’appelait votre fils et dans quel régiment était-il ? Peut-être que je le connais… — Il s’appelait Karl Mayer et il était dans les chasseurs autrichiens, dit mon papa. — Il était grand et beau garçon comme vous, dit ma sœur Marie. — Je dis : Je connais votre Karl. — Amalia ! cria mon père ; viens ici ; voilà un jeune homme qui connaît notre Karl ! Et ma chère maman entra par la porte du fond. Je la reconnus tout de suite. — Vous connaissez notre