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« Nous arrivâmes à la corderie, et le brave homme dit à sa femme : Voici un jeune homme qui s’est battu pour son pays. Il était prisonnier et s’est sauvé. Il n’a ni foyer, ni vêtements, ni pain. Il demeurera chez nous. Donnez-lui du linge propre et faites-le manger.

« Je restai un an et demi à la corderie ; et mon patron m’aimait tant, qu’il ne voulait plus me laisser m’en aller. Je me trouvais bien chez lui. En ce temps-là, j’étais beau garçon. J’étais jeune, grand, j’avais les yeux bleus et un nez romain…, et Mme L… (je ne peux pas dire son nom), la femme de mon patron, était une jeune et jolie dame. Elle se mit à m’aimer.

« Un jour, en m’apercevant, elle me dit : Monsieur Mayer, comment vous appelle votre maman ?

« Je répondis : Charlot.

« Et elle dit : Charlot ! asseyez-vous à côté de moi. Je m’assis à côté d’elle, et elle dit : Charlot ! embrassez-moi.

« Je l’embrassai, et elle dit : Charlot ! je vous aime tant que je n’en peux plus, et elle tremblait de tout son corps. »

Karl Ivanovitch fit une longue pause. Branlant légèrement la tête et roulant ses bons yeux bleus, il souriait comme on sourit à des souvenirs agréables.

« Oui, reprit-il enfin en s’arrangeant dans son fauteuil et en croisant sa robe de chambre, j’ai eu beaucoup de bon et beaucoup de mauvais dans ma vie ; mais voici mon témoin (il montrait un christ en tapisserie, pendu au-dessus de son lit). Personne n’a le droit de dire que Karl Ivanovitch a été un malhonnête homme ! Je ne voulus pas payer d’une noire ingratitude les bienfaits de M. L…, et je résolus de me sauver de chez lui. Un soir, quand tout le monde fut couché, j’écrivis une lettre à mon patron et la posai sur la table de ma chambre. Ensuite je pris mes hardes, trois thalers, et sortis sans bruit. Personne ne m’avait vu et je suivis la grande route.