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de droite, on apercevait un bout de la terrasse où les grandes personnes venaient s’asseoir en attendant le dîner. Il m’arrivait de regarder de côté, pendant que Karl Ivanovitch me corrigeait ma dictée, et d’apercevoir les cheveux noirs de maman, puis un dos, et d’entendre un bruit confus de voix et de rires. J’étais bien fâché de ne pas être là-bas et je pensais : « Quand je serai grand, je ne ferai plus de leçons ; au lieu d’apprendre des dialogues allemands, je passerai tout mon temps à être assis avec ceux que j’aime. » Mon dépit se changeait en tristesse et je devenais si absorbé (Dieu sait pourquoi et à quoi je pensais), que je n’entendais pas Karl Ivanovitch se fâcher de mes fautes d’orthographe.

Karl Ivanovitch ôta sa robe de chambre, mit un habit bleu, plissé sur les épaules, arrangea sa cravate devant le miroir et nous conduisit en bas dire bonjour à maman.


II

MAMAN


Maman était assise dans le salon et faisait le thé. D’une main elle tenait la théière, de l’autre le robinet du samovar. La théière débordait et l’eau coulait dans le plateau ; mais, bien que maman regardât fixement la théière, elle ne s’en apercevait pas, et elle ne nous vit pas non plus entrer.

Lorsqu’on essaye de se représenter les traits d’un être aimé, tant de souvenirs surgissent à la fois qu’ils troublent la vue comme le feraient des larmes. Ce sont les larmes de l’âme. Quand je cherche à me rappeler maman telle qu’elle était dans ce temps-là, je ne vois que ses yeux bruns, exprimant invariablement la bonté et l’affection, le petit signe de sa joue, un peu au-dessous de l’endroit où frisottaient des cheveux follets, son col blanc brodé, sa