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XXVI

MACHA


De tous les changements qui s’opérèrent dans ma manière de voir, aucun ne fut aussi frappant pour moi-même que d’apercevoir la femme dans une de nos femmes de chambre. Je n’avais vu en elle jusqu’ici qu’un domestique du sexe féminin, et voici qu’elle devenait un être d’où pouvaient dépendre, jusqu’à un certain point, mon repos et mon bonheur.

Du plus loin que je me souvienne, je me rappelle avoir vu Macha dans notre maison, et jamais je n’avais fait la moindre attention à elle jusqu’à un événement qui bouleversa mes idées à son égard et que je raconterai tout à l’heure. Macha avait vingt-cinq ans quand j’en avais quatorze. Elle était fort jolie, mais je n’ose la décrire, de peur que mon imagination ne se refuse à me représenter l’image enchanteresse et trompeuse qu’elle s’était formée au temps de ma passion. De crainte d’erreur, je me contenterai de dire qu’elle était extraordinairement blanche, très plantureuse, que c’était une femme et que j’avais quatorze ans.

Dans une de ces minutes où, votre leçon à la main, vous vous promenez par la chambre en vous étudiant à ne marcher que sur certaines fentes du plancher, à moins que vous ne vous occupiez à chanter un air inepte, ou à barbouiller d’encre le bord de la table, ou à répéter machinalement une phrase quelconque, dans une de ces minutes, en un mot, où l’esprit se refuse au travail et où l’imagination, prenant le dessus, cherche des impressions, je sortis de la classe et descendis sans aucun but vers le palier de l’escalier.

Une personne en souliers montait l’escalier en sens inverse. Naturellement, j’eus envie de voir qui c’était, mais