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nous, c’est-à-dire notre famille, nous n’étions pas seuls sur la terre ; que tous les intérêts ne tournaient pas autour de nous ; qu’il existait dans le monde d’autres gens, n’ayant rien de commun avec nous, ne s’occupant pas de nous et ne connaissant même pas notre existence. Sans doute je savais tout cela auparavant ; mais je ne le savais pas comme je le sus à partir de cet instant ; je n’en avais pas le sentiment ; je ne le réalisais pas.

Il n’y a pour chacun de nous qu’un seul chemin par lequel ce changement moral s’accomplit, et ce chemin est souvent tout à fait inattendu, tout à fait à part de celui qu’auraient suivi d’autres esprits. Pour moi, le chemin fut la conversation avec Catherine, qui me troubla profondément, en m’obligeant à envisager l’avenir de Mimi et de sa fille. Je contemplais les villages et les villes que nous traversions et où, dans chaque maison, vivait au moins une famille comme la nôtre. Les femmes et les enfants regardaient notre équipage avec une curiosité d’une minute et disparaissaient pour toujours de nos yeux ; les boutiquiers et les moujiks, non seulement ne nous saluaient point comme à Petrovskoë, mais ne nous honoraient même pas d’un regard. Et je me posai pour la première fois cette question : De quoi peuvent-ils être occupés, puisqu’ils ne font aucune attention à nous ? Et cette question en fit naître d’autres : Comment et de quoi vivent-ils ? comment élèvent-ils leurs enfants ? leur font-ils faire des leçons ? les laissent-ils jouer ? comment les appellent-ils ? etc.


XXV

À MOSCOU


Ma manière de voir sur les choses et les gens et sur mes relations avec les uns et les autres se modifia encore plus profondément en arrivant à Moscou.