Page:Tolstoï - Souvenirs.djvu/113

Cette page a été validée par deux contributeurs.

quand elles devraient vivre éternellement, habiteraient toujours avec nous et que nous partagerions toujours tout avec elles. Cela ne pouvait pas être autrement. Les paroles de Catherine me suggérèrent mille pensées nouvelles et confuses sur leur situation isolée, et je me sentis si gêné de ce que nous étions riches tandis qu’elles étaient pauvres, que je rougis et que je n’osais plus regarder Catherine.

« Qu’est-ce que cela fait, pensais-je, que nous soyons riches et elles pauvres ? en quoi est-ce que cela oblige à se séparer ? Pourquoi ne pas partager également ce que nous avons ? » Je comprenais pourtant qu’il ne serait pas à propos de parler de ce sujet à Catherine. Une sorte d’instinct pratique me mettait déjà en garde contre mes déductions logiques et m’avertissait que Catherine avait raison, et qu’il serait déplacé de lui faire part de mon idée.

« Est-ce que tu vas vraiment nous quitter ? dis-je. Comment ferons-nous pour vivre séparés ?

— J’en aurai aussi du chagrin, mais comment faire ? Seulement, si cela arrive, je sais bien ce que je ferai……

— Tu te feras actrice…… Quelle bêtise ! interrompis-je, sachant que le théâtre avait toujours été son rêve favori.

— Non ; je disais cela quand j’étais petite……

— Alors, qu’est-ce que tu feras ?

— J’entrerai au couvent et je vivrai là ; j’aurai une petite robe noire et un petit bonnet de velours. »

Catherine fondit en larmes.

Vous est-il jamais arrivé, lecteur, de vous apercevoir tout à coup, à certains moments de la vie, que votre manière de voir sur les choses change complètement, comme si tous les objets tournaient subitement vers vous une face nouvelle et ignorée ? Une transformation de cette nature se produisit en moi, pour la première fois, pendant le voyage d’où je fais dater le commencement de mon adolescence.

Pour la première fois, j’eus la perception nette que