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tout, que tu nous regardais comme ta famille et que tu nous aimais comme nous t’aimons ; à présent, tu es toute sérieuse, tu t’éloignes de nous……

— Pas du tout……

— Non, laisse-moi parler, » interrompis-je.

Je commençais à sentir dans le nez un léger chatouillement, précurseur des larmes qui ne manquaient jamais de me monter aux yeux lorsque j’exprimais une pensée qui m’étouffait depuis longtemps.

« Tu t’éloignes de nous, tu ne causes qu’avec Mimi, tu as l’air de ne plus vouloir nous connaître.

— On ne peut pas rester toujours les mêmes. Il faut bien changer un jour ou l’autre, » répondit Catherine.

Quand Catherine ne savait que dire, elle formulait ainsi quelque loi inexorable. C’était une habitude. Je me rappelle qu’un jour, en se disputant avec Lioubotchka, celle-ci l’appela sotte. Catherine repartit que tout le monde ne pouvait pas avoir de l’esprit, qu’il fallait qu’il y eût aussi des sots. Cependant, sa réponse : « qu’il fallait bien changer un jour ou l’autre », ne me satisfit pas, et je continuai mes questions.

« Pourquoi faut-il changer ?

— Nous ne vivrons pas toujours ensemble, répliqua Catherine en rougissant légèrement et en regardant fixement le dos de Philippe, notre cocher. Maman pouvait vivre chez votre mère, qui était son amie. Qui sait si elle s’entendra avec la comtesse, qu’on dit si difficile ? D’ailleurs il faudra toujours nous séparer, un jour ou l’autre. Vous êtes riches — vous avez Petrovskoë ; et nous, nous sommes pauvres — maman n’a rien. »

« Vous êtes riches, nous sommes pauvres. » Ces mots, et les idées qu’ils éveillaient, me parurent extraordinairement bizarres. Dans mes idées d’alors, il n’y avait de pauvres que les mendiants et les moujiks, et il m’était impossible d’associer l’idée de pauvreté avec la gracieuse et jolie Catherine. Je me figurais que Mimi et sa fille,