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saison de l’enfance et s’ouvre une nouvelle époque : l’adolescence. Mais c’est à mon enfance que se rattachent mes souvenirs de Nathalie Savichna, que je n’ai plus revue et qui a exercé une si grande influence, si bienfaisante, sur le développement et la direction de ma sensibilité. J’ajouterai donc ici quelques mots sur elle et sur sa mort.

Les domestiques que nous avions laissés à la campagne m’ont raconté qu’après notre départ elle s’ennuya beaucoup de n’avoir rien à faire. Elle était toujours chargée des provisions et elle ne cessait pas de fouiller dans ses coffres, de ranger, de compter, de peser ; mais il lui manquait le bruit et le mouvement d’une maison seigneuriale habitée par les maîtres, tout ce va-et-vient auquel elle était accoutumée depuis son enfance. Le chagrin, le changement de vie et le désœuvrement développèrent rapidement chez elle une maladie sénile à laquelle elle était disposée. Juste un an après la mort de maman, l’hydropisie se déclara et elle prit le lit.

Je m’imagine que Nathalie Savichna trouva dur de vivre, et encore plus de mourir seule, dans la grande maison vide de Petrovskoë, sans parents, sans amis. Tous nos gens l’aimaient et l’estimaient, mais elle n’était liée avec personne et elle en était fière. Elle pensait que dans sa situation de femme de charge, en possession de la confiance des maîtres et ayant entre les mains tant de coffres pleins de toutes sortes de choses, une amitié quelconque la conduirait à la partialité et à des condescendances coupables. C’est pourquoi, à moins pourtant que ce ne fût parce qu’elle n’avait rien de commun avec les autres domestiques, elle se tenait à part de tous. Elle disait qu’elle n’avait dans la maison ni compères ni parents et qu’elle ne laisserait gaspiller le bien des maîtres par personne.

Elle cherchait et trouvait des consolations dans des prières ferventes, où elle s’épanchait devant Dieu. Dans les instants de faiblesse auxquels nous sommes tous