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J’entrai une fois chez elle. Elle était assise dans son fauteuil, à l’ordinaire, et paraissait calme ; mais son regard me frappa. Ses yeux, très ouverts, étaient vagues et comme hébétés. Elle les fixait sur moi et elle avait l’air de ne pas me voir. Ses lèvres s’entrouvrirent lentement, elle sourit et dit d’une voix tendre qui vous remuait : « Viens ici, mon ange ; approche-toi ». Je crus que c’était à moi qu’elle parlait et je m’approchai : ce n’était pas moi qu’elle voyait.

« Ah ! si tu savais, ma bien-aimée, combien j’ai eu de chagrin et comme je suis contente que tu sois arrivée… » Je compris qu’elle se figurait voir maman, et je m’arrêtai.

« Ils m’ont dit que tu n’étais plus là, continua-t-elle en fronçant les sourcils ; quelle bêtise ! Est-ce que tu peux mourir avant moi ? » Et elle partit d’un éclat de rire nerveux, horrible à entendre.

Les personnes capables d’affections vigoureuses sont seules capables de chagrins vigoureux ; mais ce même besoin d’aimer les sauve, en réagissant contre la douleur. C’est pourquoi la nature morale de l’homme est encore plus vivace que sa nature physique. Le chagrin ne tue jamais.

Au bout d’une semaine, grand’mère put pleurer et alla mieux. Sa première pensée, quand elle reprit ses esprits, fut pour nous, et son affection s’accrut. Nous ne quittions plus son fauteuil. Elle pleurait doucement, parlait de maman et nous caressait tendrement.

Il ne pouvait venir à l’esprit de personne, en regardant grand’mère, qu’elle exagérait son chagrin. Les marques qu’elle en donnait étaient grandes et touchantes. Néanmoins, je ne saurais dire pourquoi, je sympathisais davantage avec Nathalie Savichna. Aujourd’hui encore je suis convaincu que personne n’a aimé maman d’un amour aussi pur et ne l’a pleurée aussi sincèrement que cette excellente et simple créature.

Avec la mort de ma mère se termine pour moi l’heureuse