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et c’était lui qui avait inventé et fabriqué ce rond, dans le but de garantir ses mauvais yeux de la lumière.

Je vois encore devant moi sa longue personne, avec sa robe de chambre de cotonnade et sa calotte d’où s’échappent de rares cheveux blancs. Il est assis à côté d’une petite table sur laquelle est posé le rond de carton avec le perruquier ; le rond jette une ombre sur sa figure ; l’une de ses mains tient un livre, l’autre repose sur le bras du fauteuil ; à côté de lui, sa montre, sur le cadran de laquelle est dessiné un chasseur, son mouchoir à carreaux, sa tabatière noire et ronde, l’étui vert de ses lunettes, et les mouchettes sur leur plateau. Tout cela est si bien rangé, si bien ordonné, qu’il suffit de le voir pour deviner que Karl Ivanovitch a la conscience pure et l’âme en paix.

Parfois, las de courir en bas, dans la salle, nous remontions sur la pointe du pied et nous allions tout doucement regarder dans la classe : Karl Ivanovitch était seul, assis dans son fauteuil et lisant un de ses livres favoris avec une expression paisible et solennelle. Je le surprenais quelquefois ne lisant pas : ses lunettes avaient glissé vers le bout de son grand nez recourbé ; ses yeux bleus, à demi fermés, regardaient avec une expression particulière et ses lèvres souriaient tristement. Dans la chambre silencieuse, on n’entendait que le bruit égal de sa respiration et le tic-tac de la montre au chasseur.

Il lui arrivait de ne pas s’apercevoir que j’étais là, et moi je restais à la porte et je pensais : Pauvre, pauvre vieux ! Nous, nous sommes nombreux, nous jouons, nous nous amusons, et lui, il est tout seul et personne ne le câline. À la vérité, il dit qu’il est orphelin. Et son histoire, comme elle est terrible ! Je me rappelle qu’un jour il l’a racontée à Kolia. C’est affreux d’être dans sa situation ! Il me faisait si grand’pitié que j’allais à lui et que je lui prenais la main en disant : « Mon cher Karl Ivanovitch ! » Il aimait cela ; il ne manquait jamais de me caresser et l’on voyait qu’il était ému.