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CHAPITRE VI


I


C’est dans cette disposition d’esprit que se trouvait Nekhludov pendant que, dans la salle du jury, il attendait la reprise de la séance. Assis près de la fenêtre, il entendait bruire autour de lui les conversations de ses collègues, et, sans arrêt, il fumait des cigarettes.

Le marchand jovial, évidemment, sympathisait de toute son âme avec son confrère, le défunt Smielkov, et goûtait fort sa manière de se divertir.

— Hé ! il s’amusait solidement, à la sibérienne ! Et pas bête, le gaillard ! Il avait, ma foi, choisi un beau brin de fille !

Le président du jury exposait des considérations d’où l’on pouvait conclure que tout le nœud de l’affaire allait consister dans les expertises. Pierre Gérassimovitch plaisantait avec le commis juif, et tous deux riaient aux éclats.

Quand l’huissier du tribunal, avec sa démarche sautillante, entra dans la salle pour rappeler les jurés, Nekhludov éprouva un sentiment de terreur, comme si ce n’était pas lui qui allait juger, mais qu’on l’emmenât pour être jugé. Dans le fond de son cœur, il se rendait compte, dès lors, qu’il était un misérable, indigne de regarder les autres hommes en face ; et cependant telle était en lui la force de l’habitude que c’est du pas le plus assuré qu’il remonta sur l’estrade et regagna son siège, au premier rang, tout près de celui du président ; après quoi il croisa tranquillement ses jambes et se mit à jouer avec son pince-nez. Les prévenus, eux aussi,