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Au bout d’environ une demi-heure, l’Anglais, qui d’ailleurs avait épuisé sa provision d’évangiles, renonça à faire traduire par Nekhludov son allocution. Évidemment l’horreur de ce qu’il voyait et surtout l’écrasante puanteur avaient eu pour effet de déprimer toute son énergie. Et il passait machinalement de chambre en chambre, se contentant de répondre ! All right ! à tous les renseignements que lui fournissait le directeur sur le nombre des prisonniers et la qualité de leurs peines.

Et Nekhludov, lui, allait comme dans un rêve, sans rien voir, sans rien entendre, sans trouver la force de partir ni de rester ; et de minute en minute il se sentait plus honteux et plus désespéré.


II


Dans une des dernières salles qu’on visita, Nekhludov fit cependant une rencontre qui le secoua de sa torpeur. Il vit là, parmi des déportés, le même étrange petit vieillard qu’il avait eu pour voisin, le matin, sur le bac.

Ce petit vieillard, vêtu d’une chemise en lambeaux et d’un pantalon rapiécé, pieds nus, se tenait assis à terre dans un coin et braquait sur les visiteurs un regard sévère. Son visage ridé paraissait plus concentré encore et plus animé que sur le bac. Et, tandis que tous les prisonniers de la salle, à l’entrée du directeur, s’étaient redressés d’un seul mouvement et avaient sauté sur leurs pieds, le vieillard continuait à rester assis. Ses yeux luisaient, et ses sourcils se fronçaient de colère.

— Allons, debout ! — lui cria le directeur.

Mais le vieillard haussa les épaules et sourit avec dédain.

— Ce sont tes valets qui se mettent debout devant toi ! Mais moi, je ne suis pas ton valet. Tu as la marque, là, sur ton front !… — poursuivit le vieillard d’une voix exaltée.