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temps n’eût été qu’un rêve, dont il venait soudain de se réveiller.

Outre le général, sa femme, son gendre et sa fille, il y avait à table un riche marchand possesseur de mines d’or, un chef de bureau retraité, et le voyageur anglais dont le gouverneur avait parlé, le matin, à Nekhludov. Et avec chacun de ces trois invités Nekhludov fut ravi de faire connaissance.

Le voyageur anglais se trouva être un homme roux et plein de santé, parlant fort mal le français, mais très éloquent dès qu’il pouvait librement s’exprimer en anglais. Il savait beaucoup de choses, il avait vu beaucoup de choses : il intéressa énormément Nekhludov en lui parlant de ses souvenirs rapportés d’Amérique, de l’Inde, du Japon et de la Sibérie.

Le jeune marchand possesseur de mines d’or, fils de paysans, vêtu d’un habit à la dernière mode avec des boutons de brillants sur le plastron de sa chemise, se trouva être, lui aussi, un homme charmant. Il avait la passion des livres, sacrifiait de grosses sommes pour des œuvres charitables, et se tenait soigneusement au courant de tous les progrès de l’opinion libérale en Europe. Nekhludov fut ravi de le connaître. Il le jugea intéressant à la fois parce qu’il causait très agréablement, et parce qu’il représentait un phénomène social nouveau et tout à fait sympathique : le phénomène d’une greffe heureuse de la civilisation européenne sur le tronc vigoureux de la nature russe.

Le chef de bureau en retraite était un petit homme tout enflé, avec de rares cheveux frisés un à un, des yeux bleus toujours humides, un ventre pointu et un bon sourire. Il parlait peu et manquait d’éclat, mais le gouverneur l’estimait parce qu’il avait montré dans ses fonctions une certaine honnêteté ; et davantage encore l’estimait la femme du gouverneur, pianiste distinguée, parce qu’il était excellent musicien et jouait avec elle des morceaux à quatre mains. Et si bienveillante était la disposition d’esprit où se sentait Nekhludov, qu’il fut ravi de faire connaissance même avec ce petit chef de bureau retraité.