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pager de la façon la plus sûre, chez les hommes les plus vivants de la nation, la dépravation et le vice ; et cela de manière à ce que la dépravation et le vice se répandissent ensuite dans la nation tout entière. Tous les ans, des milliers d’êtres humains se trouvent ainsi pervertis, dépouillés de leurs sentiments naturels, contraints à la pratique des actions les plus monstrueuses ; et quand on a achevé de les pervertir, on les relâche, pour qu’ils puissent propager dans la nation entière les germes malfaisants dont on les a imprégnés. »

Déjà dans la prison où il avait retrouvé Katucha, et plus tard sur tout le trajet du convoi, à Perm, à Ekaterinenbourg, à Tomsk, à toutes les étapes, Nekhludov avait vu se produire les effets de ce qu’il ne pouvait considérer autrement que comme un vaste plan de démoralisation nationale. Il avait vu des natures simples, moyennes, pénétrées des traditionnelles notions morales du paysan et du chrétien, il les avaient vues se dépouiller par degré de ces notions, pour acquérir en échange d’autres notions qui consistaient surtout à admettre la légitimité de toute violence et de tout déshonneur. Devant le spectacle des traitements infligés aux prisonniers, ces natures en étaient venues à tenir pour des mensonges tous les principes de justice et de charité que leur religion leur avait enseignés ; et elles en avaient conclu qu’elles-mêmes pouvaient se dispenser de suivre ces principes.

Chez un grand nombre des prisonniers du convoi, Nekhludov avait observé des exemples de cette dépravation : chez Fédorov, chez Macaire, et même chez Tarass, qui, après deux mois de cohabitation avec les forçats, avait fini par prendre beaucoup de leurs habitudes de sentir et de s’exprimer. Nekhludov l’avait entendu, notamment, parler avec admiration du vieux forçat qui se vantait d’avoir tué et mangé son compagnon de fuite. Et il songeait que, sous l’effet de ces traitements infligés aux prisonniers, le paysan russe arrivait, en quelques mois, au même état de perversion où se trouvaient amenés, après des siècles de pourri-